3 avril 2018. Jour 1. Le top départ est donné pour la grève perlée des cheminots, qui se poursuivra jusqu’en juin. Entre les revendications des syndicats et l’exaspération des usagers, plus rien ne va. À Toulouse, certains voyageurs doutent de la légitimité de cette grève. Et si les cheminots avaient déjà perdu la bataille de l’opinion ? Reportage.
À côté du parvis de la gare de Toulouse, un désert semblerait plus animé. Sous les imposantes arcades, seule une petite dizaine de personnes patiente avec leurs bagages. Appuyé nonchalamment sur sa valise grise, un homme à la barbe naissante fixe le vide, flegmatique. À sa droite, un petit groupe de jeunes est installé à la terrasse d’une boulangerie, cigarettes au bec et casquettes vissées sur la tête. Ils rient. Les portes automatiques restent closes. Les rares fois où elles s’ouvrent sont pour laisser sortir de l’intérieur les voyageurs découragés. Il est 10H et ce n’est pas le vent d’autan qui rend les gens fous en cette douce matinée, mais plutôt la galère des transports. Ce mardi 3 avril marque le début de la grève de la SNCF, opposée au projet de réforme ferroviaire du gouvernement. Privatisation, statut des cheminots, ouverture à la concurrence : la situation est tendue sur les rails de France. Alors que le mouvement ne fait que commencer, les usagers toulousains sont déjà à bout : «Trop, c’est trop. C’est une vraie culture la grève chez eux !» aboie un homme au téléphone. Cette réflexion, il n’est pas le seul à la faire puisque Gabriel Attal, porte-parole de LREM a déclaré au micro de France Inter que «L’important serait peut-être de sortir de la gréviculture». Badaboum, il n’en fallait pas moins pour s’attirer les foudres de l’opposition, mais a-t-il vraiment tort ? «Hypocrites», «opportunistes», «égoïstes», les adjectifs ne manquent pas lorsqu’Alice essaie d’évoquer poliment le comportement des cheminots : «Ils sont plus souvent en grève qu’au travail, c’est honteux».
Le calme avant la tempête
Dans la gare Matabiau, il n’y a pas foule. Seuls les pas de quelques voyageurs résonnent dans l’immense hall, le faisant paraître encore plus vide. Tic-tac-tic-tac … l’immense horloge qui surplombe la salle donne le ton. Les gens sont immobiles, statiques, comme paralysés. Les rares personnes qui s’activent sont celles amassées derrière les guichets bleus pour acheter des billets, ou se les faire rembourser. Pas facile d’utiliser ces bornes quand on débute. Un couple de personnes âgées bloque la file, visiblement en difficulté avec le pavé tactile de cette maudite machine. Derrière eux, un homme en costume trois-pièces rouspète en fouillant nerveusement dans sa petite mallette noire. En ce premier jour de grève, les voyageurs semblent ne pas avoir pris la peine de se déplacer… A l’instar des scènes apocalyptiques filmées hier dans les gares de Paris, où les gens s’entassaient dans des trains déjà trop pleins, seules quelques personnes flânent dans le Relay Presse de la gare toulousaine. En revanche, toutes les places assises sont occupées. Serrés les uns contre les autres sur les sièges rouges métalliques de la gare, certains pianotent sur leurs téléphones, d’autres lisent un livre. D’autres encore pédalent pour recharger leurs batteries. Le tout dans un silence assourdissant. Aurélien est installé, le regard vissé sur son ordinateur, la lèvre pincée de concentration : «Les grévistes ne sont pas concernés par la réforme, ce sont seulement pour les nouveaux arrivants. Qu’on ne vienne pas me dire qu’ils font ça par solidarité, ce serait le pompon !» lâche t-il d’un air moqueur en remontant ses lunettes. Ce petit brun trapu attend depuis deux heures déjà de rentrer chez lui, près de Metz. Il n’est pas au bout de ses peines, encore trois heures à patienter avant de pouvoir monter dans un bus. A quelques pas de là, Monique s’agite sur sa chaise. La sexagénaire est arrivée il y a quelques minutes seulement, elle fait partie des chanceux : «J’ai un bus dans quelques minutes». Un air serein sur le visage, elle remet sans cesse en place sa mèche blanche qui lui tombe sur le front. Sur le départ, elle confie à la hâte qu’elle soutient les cheminots : «Je trouve ça merveilleux qu’ils se mobilisent, ils ne pensent pas qu’à leur pomme» glisse-t-elle avec enthousiasme avant de s’enfuir, son petit sac jaune sous le bras, sous le regard ahuri d’Aurélien.
Une grève de complaisance
Dans les allées cruellement désertes de la gare, une jeune femme erre, traînant sa valise derrière elle. Finalement, elle fera comme tous les autres voyageurs : s’installer dans un café et commander à boire ou à manger, histoire de passer le temps. Au gré des couloirs, on perçoit des «ras-le-bol», des soupirs et des queues interminables devant les guichets : «Vous n’êtes qu’une bande d’ingrats !» lâche une vieille dame, avant de quitter les lieux, le pas rapide et les sourcils froncés. Les voyageurs ont l’œil hagard, la main sur le téléphone pour attraper le dernier covoiturage. Sur les quais, le scénario est digne d’un des meilleurs no man’s land. On entendrait même les mouches danser entre deux annonces au micro : « Suite à une grève nationale, la circulation des trains est très perturbée et la SNCF vous recommande de reporter vos déplacements ». Des précautions, Géraldine a eu la bonne idée d’en prendre. Installée sur une banquette vermeille, elle jette des coups d’œil fébriles à son téléphone toutes les secondes, elle attend son covoiturage. Son voyage est programmé mais la colère se lit pourtant sur son visage rougi quand elle s’emporte : «C’est inadmissible ! Je ne peux pas concevoir que l’on pénalise les gens qui vont au boulot». Cette rogne à l’égard des cheminots, on la retrouve un peu partout. Près du quai des arrivées, Poerami est assise, enfoncée dans son siège. Enveloppé dans sa parka bleue, ses yeux sont à peine visibles sous sa capuche à fourrure. Les bras croisés, elle lâche dans un soupir : «Je dois attendre jusqu’à 16H pour prendre un train. Les cheminots n’y gagneront rien, ils ne font que bloquer la France» constate-t-elle, désabusée. Et le blocage ne fait que commencer puisque la grève perlée devrait s’étendre sur trois mois … Autrement dit, les usagers ne sont pas au bout de leurs peines.